Traditions alimentaires importées d’Italie

Maria Luisa Caldognetto
Culture
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Il n’y avait pas que des pâtes…

Lorsque les Italiens, dans les dernières décennies du 19e siècle, ont commencé à rejoindre massivement le Luxembourg à la recherche de meilleures conditions de vie et de travail, dans un pays en plein essor industriel demandeur de main-d’œuvre, l’impact avec leurs us, coutumes et traditions n’a pas été des moindres pour la population locale, comme les chroniqueurs de l’époque nous l’attestent. Parmi les aspects « étranges » des nouveaux arrivants, on distinguait – entre autres – leurs habitudes alimentaires, basées non seulement, comme on aurait parfois tendance à croire, sur les pâtes et la sauce tomate, mais également sur d’autres produits tels la polenta et le minestrone, assortis d’une variété de fromages et saucissons, sans oublier l’incontournable vin rouge. S’y ajoutaient les produits des jardins et potagers, bientôt peuplés de fruits et légumes aux couleurs et saveurs conférant au paysage des aspects inédits. La présence de produits italiens était en tout cas régulièrement assurée, importés d’Italie par des filières de transport et distribution apparemment très efficaces. 

Annonce de produits italiens d’importation, publiée dans le journal “L’Italiano in Germania”, 1907 [archives Centre de Documentation sur les Migrations Humaines]

Grâce aux revenus du travail, l’alimentation des immigrés deviendra incontestablement plus variée et copieuse par rapport à l’univers de pénurie qu’ils avaient quitté. En parallèle à la main-d’œuvre destinée aux mines de fer, usines et chantiers de construction, qui arrivait nombreuse de la Péninsule, l’on dénombrait aussi quelques entrepreneurs et commerçants qui n’avaient aucune intention de se priver des aliments de la terre d’origine. Par ailleurs, certains d’entre eux se distingueront très vite, dans le Bassin minier tout comme dans la capitale, non seulement dans le secteur de l’hôtellerie-restauration, mais également dans la distribution et même dans la fabrication sur place de certaines spécialités comme les pâtes industrielles.

Exposition des pâtes Crescentini & Fils, ancien Gatti Frères, fabriquées à Esch-sur-Alzette, 1923 [archives Benito Gallo]

Cet univers alimentaire, avec ses produits, lieux et rituels, nous est documenté avant tout par les images provenant des archives photographiques des familles. Défilent ainsi devant nos yeux de nombreuses scènes de vie des quartiers « italiens », où leurs protagonistes affichent une volonté explicite, une fierté même, de se montrer entourés d’enseignes et de produits renvoyant à leurs traditions. Où apparaissent également les comportements et les attitudes qui les accompagnent, à savoir le goût manifeste de la convivialité et parfois même une véritable euphorie exhibée sans complexes. Mais, si d’un côté on y voit l’intention de garder les liens avec tout un système d’images et de symboles qui relève principalement de l’affectif, il ne s’agit pas forcement d’une sorte de nostalgie du bon temps alimentaire perdu, avec les saveurs et les parfums auxquels la plupart de ces migrants n’avaient que rarement goûté auparavant, mais plutôt de montrer une réussite qui passe par la mise en scène de produits qui sont maintenant à leur portée. 

Épicerie italienne à Esch-sur-Alzette, années 1920 [archives Benito Gallo]

Quelques notes autour d’un stéréotype

Il y a cependant des blessures qui relèvent aussi de la tradition alimentaire importée d’Italie, lorsque certains mots tels « Maccaronisfréisser » ou « Spaghettisfréisser » étaient volontiers lancés à la figure des Transalpins dans les bagarres entre les (soi-disant) copains, tout comme des expressions similaires étaient utilisées sous forme d’insulte dans d’autres pays confrontés à l’immigration italienne. Une des manières les plus efficaces et universelles de marquer négativement l’identité d’autrui consiste, comme les anthropologues l’ont démontré, à lui assigner un goût culinaire honni ou jugé abject. Au Grand-Duché, les nombreux témoignages en la matière sont appuyés par la présence dans le Luxemburger Wörterbuch (1950-1977) de ces mots dénigrants, désignés comme « Spottname für Italiener ». Calqués sur l’allemand, qui les enregistre avec la même connotation péjorative, l’analogie avec le français « macaroni » ou « bouffeur de macaronis » les inscrit dans les dynamiques discriminatoires déclenchées par l’arrivée massive des migrants italiens au cours du 20e siècle. Ainsi, les pâtes, longtemps absentes des tables des plus démunis dans la Péninsule, deviendront la réalisation d’un rêve alimentaire pour les migrants, l’emblème de leur réussite, mais donneront également – et rapidement – naissance au stéréotype le plus répandu de la « diversité » italienne à l’étranger.

Le goût du soleil s’invite à table

Après la Seconde Guerre mondiale, un changement sensible se produit, à la fois dans les habitudes alimentaires des immigrés italiens du Luxembourg et aussi dans l’approche de la population locale à l’égard de leur cuisine. Les facteurs ayant déterminé, dans l’espace de quelques décennies, cette (r)évolution culturelle dans les deux directions, à savoir dans les comportements des uns et dans la perception des autres, sont nombreux et désormais assez connus. Retenons d’abord le rôle des pâtes, de plus en plus considérable à niveau planétaire en tant qu’élément identifiant les Transalpins tout court, alors que l’immigration italienne d’avant la guerre, provenant principalement des régions du Nord et du Centre, s’identifiait (et était identifiée) avec des produits diversifiés, dont la polenta de maïs. La nouvelle immigration péninsulaire qui rejoint le Luxembourg à l’époque des Trente Glorieuses se compose principalement de ressortissants des régions méridionales, où la tradition des pâtes était plus enracinée. S’y ajoute que, la méfiance initiale s’étant assouplie au fil des années dans le pays d’accueil, les produits typiques des quartiers italiens sont devenus plus familiers sur les tables des Luxembourgeois, tout comme une meilleure connaissance de l’Italie, transformée entre-temps en pays des vacances et du soleil à la portée même des classes populaires, les leur fera apprécier davantage. 

La foire « Italia Dimensione 2000 » dans la presse luxembourgeoise, Luxexpo 2016

Ceci comportera une retombée positive sur la vie des immigrés transalpins, en termes de perception (et auto-perception) de leur image en général, et particulièrement dans le domaine de l’alimentation, dans une séquence qui voit leur cuisine de plus en plus valorisée, les produits méditerranéens très recherchés, la présence des restaurants italiens monter en flèche. Concernant ces derniers, pour avoir une idée de leur progression spectaculaire au Luxembourg, il suffit d’observer que, si en 1983 on en dénombrait déjà 40, ils seront 105 en 1993, pour dépasser les 200 en 2011 (incluant dans ce cas les pizzerias). Et si les stéréotypes persisteront encore quelque peu, comme dans le cas de la rue du Brill à Esch-sur-Alzette, appelée couramment « via Spaghetti » dans les années 1980-1990, ce n’est plus tellement ses habitants transalpins qui sont ciblés dans un sens péjoratif, mais bel et bien la présence familière de restaurants où le tout Luxembourg venait manger pour retrouver les couleurs, le goût et l’insouciance des vacances italiennes.

Références bibliographiques:

Caldognetto M.L., “Du stigmate à la vertu : traditions alimentaires italiennes au Luxembourg (fin 19e - début 21e siècles)”, dans Migrations et alimentation, « Bulletin d’ethnologie et de linguistique », fascicule 36, Institut Grand-Ducal, Section Linguistique, Ethnologie et Onomastique, (à paraître en 2021).

Hausemer G., Cucina miaLa cuisine italienne au Luxembourg (photos par Kolber V.), Éditions Guy Binsfeld, Luxembourg 2011.

Lorenzini M., “Migrations & Cuisines”, dans Boggiani J., Caldognetto M.L., Cicotti C., Reuter A. (éd.), Rêves d’Italie, Italies de rêve. Imaginaires et réalités autour de la présence italienne au Luxembourg et dans la Grande Région, Publications de l’Université du Luxembourg, Luxembourg 2008, pp. 319-327.


Maria Luisa Caldognetto

Formation :

Docteur ès Lettres (thèse en Histoire, Université « La Sapienza », Rome), en 1970, a poursuivi ses études et recherches dans différentes universités, en Italie (Bologna, Cosenza, Trento) et dans d’autres pays européens (Louvain-KUL, Paris-EHESS), suivies d’une activité d’enseignant-chercheur jusqu’à son départ pour le Luxembourg en 1992.

Activite professionnelle depuis son arrivee au luxembourg (où elle réside) :

1992-2000 : Professeur attaché auprès du Consulat d’Italie au Luxembourg, Service de l’Enseignement de la Langue et Culture italienne. Initiatives pour l’organisation et le suivi des cours d’italien à l’école primaire et secondaire en coopération avec le MENEF. Formation des enseignants.

2000-2016 : Chargée de cours et séminaires de Littérature et Culture italiennes à l’Université de Trèves (Romanistik). Activités de promotion et d’échanges à niveau international (programmes Erasmus, projets UE, conférences, colloques, expositions, publications …).

2004-2009 : Projet de recherche à l’Université du Luxembourg, Faculté de Lettres et Sciences Humaines (« Présence, histoire, mémoire des Italiens au Luxembourg et dans la Grande Région »).

Participation à la vie associative, culturelle, interculturelle :

Présidente de l’association italo-luxembourgeoise Convivium asbl - www.convivium.lu (fondée à Luxembourg en 1994). Vice-présidente du Centre de Documentation sur les Migrations Humaines - www.cdmh.lu (fondé à Dudelange en 1994).

Collaboration à des projets interculturels, notamment avec l’ASTI et le CLAE, à l’organisation d’importantes manifestations culturelles (Journées Littéraires de Mondorf, Salon du Livre…).

Promotion de la culture luxembourgeoise en Italie (présentation d’auteurs, traduction et édition d’ouvrages littéraires, conférences, colloques scientifiques, expositions…), avec le soutien de l’Ambassade du Luxembourg à Rome et en partenariat avec d’importantes institutions italiennes.

Publications :

Parmi ses nombreuses publications :

  • une quarantaine d’essais en plusieurs langues concernant l’histoire, la langue et la culture des Italiens du Luxembourg et leurs relations avec le Pays d’accueil.
  • une vingtaine de traductions et éditions d’auteurs luxembourgeois en Italie et d’auteurs italiens au Luxembourg.
  • la coédition, avec J. Boggiani, du premier Dictionnaire italien-luxembourgeois, en 1996 (édition augmentée en 2003).
  • plusieurs articles dans la presse luxembourgeoise et italienne.

Decorations (pour mérites culturels) : 

  • Cavaliere dell’Ordine della Stella d’Italia (juin 2013).
  • Chevalier de l’Ordre de Mérite du Grand-Duché de Luxembourg (juin 2019).
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