Sociabilité et loisirs dans les quartiers italiens au Luxembourg

Maria Luisa Caldognetto
Culture
Inclusion
Lifestyle

Parmi les manifestations de sociabilité au sein des quartiers « italiens », dans les différentes localités du Bassin minier luxembourgeois, la musique occupait une place de premier plan, dès la fin du 19e siècle, comme nous l’apprennent de nombreuses photos d’époque et plusieurs témoignages, dont le texte et l’image proposés ci-dessous.

« Dans presque tous les lieux de l’immigration [italienne] existaient des cercles culturels, des bibliothèques, des groupes musicaux, des petits orchestres. Pendant la belle saison, il y avait des concerts très suivis par la population. Des sociétés de musique existaient à Rumelange, Dudelange, Differdange, Obercorn. À Esch-sur-Alzette il y avait la « Garibaldina » […]. Son drapeau, d’un côté le tricolore italien et de l’autre l’effigie de Giuseppe Garibaldi, avait été fait à la main […]. Les musiciens, ils étaient tous italiens et avaient tous un beau béret rouge […]. Pendant de nombreuses années, son siège était dans un café italien, Malano, dans la rue de la Hoehl, aujourd’hui rue J.-P. Bausch. Les répétitions se déroulaient deux fois par semaine. À l’intérieur ou à l’extérieur du café, beaucoup de monde suivait régulièrement les répétitions des morceaux qui ensuite étaient joués lors de différents concerts. » (L. Peruzzi, Mes Mémoires, pp. 75-76)

La société musicale italienne « Garibaldina », à Esch, avec son drapeau inauguré en 1910 [archives Centre de Documentation sur les Migrations Humaines]

Même avant la naissance des formations musicales les plus connues, comme la « Garibaldina » (1909) et la « Giuseppe Verdi » (1913), à Esch, ou la « Fratellanza » (1911), à Dudelange, des ensembles existaient ici et là qui s’organisaient de façon spontanée pour animer les cafés et les bals, ou qui étaient patronnés par les sociétés de Secours Mutuel fondées par les immigrés italiens. Celles-ci, qui avaient commencé à surgir dès 1892 (la première à Esch, puis l’on en dénombrera une bonne dizaine jusqu’en 1940), avaient en effet pour but non seulement de garantir l’assistance à leurs membres en cas d’accident ou maladie, mais également de favoriser leur épanouissement intellectuel et moral, à la fois en organisant des cours scolaires (50% d’analphabètes était le pourcentage estimé parmi ces migrants à l’époque) et en encourageant des activités de loisir. 

La société italienne de Secours Mutuel fondée à Dudelange en 1899 [archives Centre de Documentation sur les Migrations Humaines]

C’est à ce moment que la vie associative des Italiens prenait son élan, avec une vitalité destinée à évoluer rapidement, contribuant à façonner cette culture particulière du Bassin minier, ouvrière et multi-ethnique, nourrie d’habilités et passions, de solidarité et de participation. Un univers vivace et haut en couleur, qui ne se privait ni de la musique ni d’autres sources de divertissement et de bonheur, comme le théâtre ou la pratique du sport, sans pour autant oublier l’engagement militant dans les formations syndicales ou politiques, appuyé par une circulation incessante et copieuse de journaux, pamphlets et autres publications, distribués parfois sous le manteau suivant les circonstances.

La musique d’abord, avec ses mythologies et ses anecdotes marquées à jamais dans les esprits, comme l’arrivée à pied d’Italie d’un tel, avec sa clarinette sur le dos ensemble avec les outils de travail ; ou le livre des partitions rédigé à la main, à la lumière d’une bougie, après la longue journée de travail à la mine, pour ne pas oublier les refrains de là-bas du temps de la jeunesse ; ou le merle accroché dans une cage sur le balcon, à qui on a appris à siffler l’Internationale… Et encore, les fanfares des Italiens toujours en tête lors des défilés, à enthousiasmer la foule dans toutes sortes de manifestations – même très officielles – dans les villes du Bassin minier. Et finalement, à l’instar d’une image qui synthétise et exalte leur trajectoire commune, la fierté de la « Garibaldina » qui défile le 1er mai avec ses musiciens aux bérets rouges, malgré les années qui se font de plus en plus sombres à l’approche de la guerre, qui verra le triste épilogue de cette fanfare lors de l’occupation nazie.

La troupe de théâtre italien « L’Avvenire » (qui fonctionnait aussi comme une sorte de couverture à l’engagement des militants antifascistes) sur scène en 1937 à Esch [archives Benito Gallo]

Le théâtre sera également un élément important de sociabilité au sein de la collectivité italienne, avec des représentations multiples et très variées par des troupes d’amateurs, comme « Arte e Diletto » à Dudelange, ou le « Circolo drammatico Amicizia » et « L’Avvenire » à Esch, dans l’entre-deux-guerres.  Formées par les immigrés eux-mêmes, elles se produisaient dans des salles plus ou moins improvisées, dans des cafés, à la Mission catholique, à la Maison du peuple, à la Casa d’Italia... La mise en scène – toujours en langue italienne – confirme la persistance, même linguistique, du lien avec le pays d’origine, que la diffusion des cours pour l’apprentissage de la langue évoqués plus haut contribuait à favoriser, dans un milieu encore très connoté par l’usage des dialectes des régions de provenance. Le succès que ces pièces rencontraient auprès du public témoigne également d’une demande accrue de culture, même au sein des couches populaires.

Et finalement les clubs sportifs, un autre secteur prenant pour les immigrés italiens, avec la création de nombreuses sociétés de cyclistes, gymnastes et autres équipes d’acrobates, même si c’est le football avant tout qui – dès son apparition – suscitait une attraction croissante parmi les grands et les petits. Cela leur permettait de s’identifier à leurs champions et d’y projeter à la fois un sentiment d’appartenance et également l’envie de rachat face aux frustrations et aux discriminations ethniques et sociales dont ils étaient la cible. Ainsi, des équipes se formeront très tôt, dans les villes du Sud du pays, vouées à remporter des succès même éclatants au fil des années, comme c’est le cas de la « Jeunesse » à Esch, fondée en 1907, des « Red Boys » à Differdange, la même année, de l’« Alliance » à Dudelange, en 1909. Les noms à consonance italienne de leurs joueurs recrutés sur place y seront longtemps majoritaires. 

Le terrain de la Frontière dans le quartier de la Hoehl, à Esch, où avaient lieu les matches de foot de la Jeunesse, années 1920 [archives Benito Gallo]

Ce sont probablement ces équipes qui, sur la longue durée, garderont le mieux ce caractère indissociable de la présence italienne des origines, alors que d’autres émanations de la culture des immigrés transalpins suivront les changements profonds et irréversibles qui marqueront cette collectivité à partir des années 1950-60, en concomitance avec les mutations qui investiront d’une façon radicale et avec des rythmes de plus en plus vertigineux la société toute entière.

Références bibliographiques:

Caldognetto M.L., “L’espoir d’une vie meilleure. Culture italienne à Esch-sur-Alzette au début du 20e siècle”, dans 100 Joer Esch 1906-2006. Le livre du Centenaire de la ville d’Esch-sur-Alzette, Éditions Guy Binsfeld, Esch-sur-Alzette 2005, pp.194-207.

Caldognetto M.L., “Les Italiens à Differdange au début du XXe siècle”, dans Differdange, 100 ans d’histoire(s), 1907-2007, Ville de Differdange, Differdange 2007, pp.234-242. 

Kandzia C., Klein-Italien in Luxemburg, ein Kulturdenkmal von europäischem Rang / La Petite Italie au Luxembourg, un patrimoine de rang européen, Centre de Documentation sur les Migrations Humaines, Dudelange 2001.

Lorenzini M., “Renaissance d’un quartier. La Petite Italie à Dudelange”, dans Centenaire Diddeleng 1907-2007, Ville de Dudelange, Dudelange 2007, pp. 69-91. 

Peruzzi L., Mes Mémoires (éd. Scuto D. et Igel V.), Éditions Le Phare, Esch-sur-Azette 2002.  

Reuter A., “Le quartier du Brill à Esch-sur-Alzette : un lieu de mémoire italien au Luxembourg ?”, dans Boggiani J., Caldognetto M.L., Cicotti C., Reuter A. (éd.), Rêves d’Italie, Italies de rêve. Imaginaires et réalités autour de la présence italienne au Luxembourg et dans la Grande Région, Publications de l’Université du Luxembourg, Luxembourg 2008, pp. 255-282. 

Scuto D., “La casa dei Romagnoli. L’aventure humaine d’une maison symbole de l’immigration dans la Hoehl à Esch-sur-Alzette”, dans Luxembourg-Italie. Hommage au père Benito Gallo, Centre de Documentation sur les Migrations Humaines, Dudelange 1999, pp. 132-139.



Maria Luisa Caldognetto

Formation :

Docteur ès Lettres (thèse en Histoire, Université « La Sapienza », Rome), en 1970, a poursuivi ses études et recherches dans différentes universités, en Italie (Bologna, Cosenza, Trento) et dans d’autres pays européens (Louvain-KUL, Paris-EHESS), suivies d’une activité d’enseignant-chercheur jusqu’à son départ pour le Luxembourg en 1992.

Activite professionnelle depuis son arrivee au luxembourg (où elle réside) :

1992-2000 : Professeur attaché auprès du Consulat d’Italie au Luxembourg, Service de l’Enseignement de la Langue et Culture italienne. Initiatives pour l’organisation et le suivi des cours d’italien à l’école primaire et secondaire en coopération avec le MENEF. Formation des enseignants.

2000-2016 : Chargée de cours et séminaires de Littérature et Culture italiennes à l’Université de Trèves (Romanistik). Activités de promotion et d’échanges à niveau international (programmes Erasmus, projets UE, conférences, colloques, expositions, publications …).

2004-2009 : Projet de recherche à l’Université du Luxembourg, Faculté de Lettres et Sciences Humaines (« Présence, histoire, mémoire des Italiens au Luxembourg et dans la Grande Région »).

Participation à la vie associative, culturelle, interculturelle :

Présidente de l’association italo-luxembourgeoise Convivium asbl - www.convivium.lu (fondée à Luxembourg en 1994). Vice-présidente du Centre de Documentation sur les Migrations Humaines - www.cdmh.lu (fondé à Dudelange en 1994).

Collaboration à des projets interculturels, notamment avec l’ASTI et le CLAE, à l’organisation d’importantes manifestations culturelles (Journées Littéraires de Mondorf, Salon du Livre…).

Promotion de la culture luxembourgeoise en Italie (présentation d’auteurs, traduction et édition d’ouvrages littéraires, conférences, colloques scientifiques, expositions…), avec le soutien de l’Ambassade du Luxembourg à Rome et en partenariat avec d’importantes institutions italiennes.

Publications :

Parmi ses nombreuses publications :

  • une quarantaine d’essais en plusieurs langues concernant l’histoire, la langue et la culture des Italiens du Luxembourg et leurs relations avec le Pays d’accueil.
  • une vingtaine de traductions et éditions d’auteurs luxembourgeois en Italie et d’auteurs italiens au Luxembourg.
  • la coédition, avec J. Boggiani, du premier Dictionnaire italien-luxembourgeois, en 1996 (édition augmentée en 2003).
  • plusieurs articles dans la presse luxembourgeoise et italienne.

Decorations (pour mérites culturels) : 

  • Cavaliere dell’Ordine della Stella d’Italia (juin 2013).
  • Chevalier de l’Ordre de Mérite du Grand-Duché de Luxembourg (juin 2019).
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