La mémoire de l’immigration italienne au Luxembourg
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Pendant longtemps, depuis l’arrivée massive des Italiens au Luxembourg, fin 19e siècle, les récits évoquant leur présence par ses protagonistes ont dû être assez rares, puisque rien ne nous est parvenu jusqu’aux dernières décennies du 20e siècle. Même en ce qui concerne les photos, pourtant nombreuses et souvent gardées soigneusement au sein des familles, leur « découverte » dans l’espace public par des expositions n’a commencé que très tard, en parallèle avec la parution de mémoires et autres témoignages.
Une simple coïncidence ? Nous avons plutôt tendance à croire qu’il s’agit là d’une convergence de facteurs qui, à l’orée des années 1990, ont réalisé les conditions idéales pour l’entrée en scène d’une collectivité qui était pourtant présente au Grand-Duché depuis un siècle. C’est justement lorsque l’épopée de l’immigration italienne arrivait à sa conclusion, la méfiance et les préjugés d’autrefois ayant entre-temps été surmontés par l’appréciation de plus en plus manifeste de son apport social et culturel au pays d’adoption, qu’une définitive réconciliation des esprits pouvait enfin avoir lieu, autorisant la prise de parole par l’écriture et l’auto-valorisation à travers l’image.
Un siècle d’images pour une longue histoire
Nous pouvons avoir un aperçu de ce processus suivant chronologiquement la parution de quelques ouvrages significatifs qui, à partir de la fin du siècle dernier, ont sans doute favorisé, en concomitance avec les recherches des historiens, une meilleure connaissance de la réalité italienne du Luxembourg. En ce sens, c’est le recueil photographique de Benito Gallo, responsable de la Mission catholique italienne à Esch, puis à Bonnevoie, à paraître en premier, en 1992, sous le titre Centenaire : les Italiens au Luxembourg 1892-1992*, repris par une grande exposition itinérante la même année, qui a vu non seulement un afflux énorme de visiteurs mais également une reconnaissance de la part des autorités au plus haut niveau.
Conçu par l’auteur comme un « album de famille », à partir de l’assemblage d’un millier de clichés d’époque mis à disposition par la collectivité italienne, cet ouvrage incontournable raconte par images cent ans de vie et de travail des immigrés transalpins au Grand-Duché. Grâce à ces clichés chargés d’histoires et d’émotion que l’on peut recomposer sans cesse, au choix ou au hasard, avec leurs ombres et leurs lumières, même au-delà de la rigueur chronologique, les parcours les plus variés s’ouvrent comme dans un kaléidoscope, contribuant à fixer le visage d’un monde autrement destiné inévitablement à disparaître.
La mémoire romanesque
Un an plus tard, en 1993, ce sera le tour du roman de l’écrivain differdangeois Jean Portante, Mrs Haroy ou la mémoire de la Baleine*, avec un sous-titre ô combien révélateur (chronique d’une immigration), qui fera entrer par la grande porte dans la littérature luxembourgeoise la saga de l’immigration transalpine, devenant rapidement un véritable bestseller qui verra plusieurs rééditions ainsi que de nombreuses traductions à l’étranger, dont une version italienne (2006) qui rencontrera beaucoup de succès au pays d’origine de la famille de l’auteur.
Qualifié de premier roman « beur » luxembourgeois par la critique, qui au-delà de l’originalité reconnaîtra à l’auteur une grande maîtrise de l’outil narratif, le sujet choisi permettra aux lecteurs à la fois autochtones et immigrés de s’identifier à une histoire qu’ils ont partagé tant bien que mal pendant un siècle. Une prise de conscience qui, dans une sorte de fierté identitaire revendiquée, donnera également lieu à une production littéraire en italien, minoritaire certes, mais pourtant existante, qui ira jusqu’à impliquer les couches sociales les plus modestes issues de l’immigration italienne au Luxembourg.
La mémoire des années sombres
Une autre publication emblématique à plusieurs égards est représentée par le livre de Luigi Peruzzi Mes Mémoires*, paru en 2002 en traduction française, suivi six ans plus tard par l’édition de l’original italien assortie du journal intime de l’auteur, sous le titre Le mie Memorie e Diario di Berlino 1944-1945*. Arrivé d’Italie en 1926, à l’âge de 16 ans, pour rejoindre ses oncles et tantes installés dans le quartier de la Hoehl à Esch, engagé d’abord dans les chantiers puis à la mine, Peruzzi subira le sort réservé pendant l’occupation nazie du Grand-Duché à tant d’autres camarades antifascistes et résistants, arrêtés par la Gestapo et déportés dans les camps. Dans ses Mémoires, rédigés entre 1946 et 1969, publiés à titre posthume, c’est d’abord la vie du milieu immigré italien dans l’entre-deux-guerres qui ressort, suivie d’une saisissante description de l’occupation en 1940, des péripéties de dizaines de milliers d’habitants du Bassin minier pendant l’évacuation en France, et finalement de l’expérience – qui marquera l’auteur à vie – de ses six mois passés dans le Lager de Hinzert, à laquelle il consacre une grande partie de son récit. Le Diario qui s’ajoute dans l’édition italienne relate, sous forme de journal de captivité, la deuxième déportation de Peruzzi, à Berlin cette fois, jusqu’à la fin de la guerre.
Unique dans son genre, à la fois pour ce qui concerne la littérature mémorielle au sein de la production italienne au Luxembourg, mais surtout comme témoignage du vécu de cette collectivité d’immigrés avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, l’ouvrage, dont a été également tiré un film documentaire en 2009, a eu – entre autres – le mérite d’ouvrir le débat autour d’un pan d’histoire qui risquait d’être oublié.
Un témoin privilégié de la vie du quartier « Italien »
Revenant au patrimoine iconographique, il faudra rappeler le cas d’un autre immigré italien, Umberto Cappelari (1882-1969), qui œuvra en tant que photographe à Dudelange mettant en scène la vie privée et associative, notamment dans le quartier « Italien » à l’époque héroïque des hauts-fourneaux. Une importante exposition de ses clichés, mis en valeur par le Centre de Documentation sur les Migrations Humaines (CDMH) à partir des archives de la Ville et des fonds conservés à la Gare Usines, a eu lieu en 2009*, exportée également dans la région d’origine de la famille du photographe, en Vénétie, l’année suivante.
La mise en regard avec les photos réalisées par le peintre luxembourgeois Dominique Lang, avec qui Cappelari a partagé l’atelier pendant des années, nous montre non seulement l’amitié sincère qui liait les deux hommes, au-delà des barrières ethniques et sociales, tout comme leur goût de la « bohème », mais aussi l’évolution de la photographie dans les premières décennies du 20e siècle. Très à l’aise avec les prises de vue extérieures sans retouches, innovantes par rapport aux portraits en studio avec leur décor factice, Cappelari, qui habitera jusqu’à sa mort le quartier « Italien », deviendra le témoin privilégié de la vie des immigrés qu’il côtoyait chaque jour, demandeurs de clichés à envoyer à la famille restée au pays, matérialisant ainsi la persistance du lien affectif et affichant au même temps leur réussite sociale.
La sauvegarde d’une tradition devenue patrimoine commun
En 2011, c’est autour de la cuisine italienne qu’un livre assez particulier paraît, qui réunit images et témoignages sur un sujet qui au cours des décennies a enregistré une évolution spectaculaire, passant de la méfiance initiale, assortie des préjugés et stéréotypes rituels, jusqu’à une acceptation inconditionnée, presque jubilatoire. Et c’est à un écrivain et essayiste luxembourgeois, Georges Hausemer, que l’on doit cette initiative, dans le but explicite de « contribuer à préserver ces traditions et ces modes de vie transmis depuis des générations ». Comme si, à partir du choix du titre, Cucina mia*, en italien (alors que le livre est édité en version française et allemande), au-delà du clin d’œil à une époque où la cuisine italienne est mondialement reconnue, l’auteur voulait représenter la parfaite intégration d’une culture alimentaire venue d’ailleurs, qui ferait maintenant partie du patrimoine commun.
En effet, la passation des savoirs et des saveurs pendant un siècle était restée confidentielle au sein de la collectivité italienne, de sorte que les sources documentaires écrites à disposition des chercheurs dans ce domaine faisaient cruellement défaut. C’est ainsi que Georges Hausemer et la photographe Véronique Kolber se sont mis en quête de recettes typiques chez les immigrés italiens vivant au Luxembourg. Le recueil qui en est ressorti, réunissant plus de 100 préparations de la gastronomie familiale des Transalpins, ne se contente pas de livrer des spécialités traditionnelles, mettant en scène également les images et les récits des témoins, repris avec leurs gestes, outils et savoir-faire directement dans leurs cuisines. Histoire d’en préserver la mémoire, tout comme celle de leurs passionnants souvenirs.
Un dernier hommage aux hommes du fer
Dans cette même perspective, l’apport le plus récent est représenté par le livre de Remo Ceccarelli, enfant de la troisième génération d’Italiens expatriés au Bassin minier luxembourgeois, un ouvrage paru en 2019 et qui, de par son titre, Tanti italiani fa… in Lussemburgo. Viaggio nella memoria (e un po’ di storia) della nostra emigrazione[trad.: Tant d’Italiens d’autrefois… au Luxembourg. Voyage dans la mémoire (et un peu d’histoire) de notre émigration, ndr]*, s’annonce comme un parcours à travers les biographies, les souvenirs et les mythes qui continuent à alimenter les imaginaires d’une collectivité qui a contribué à façonner l’histoire du pays d’adoption au cours d’un siècle.
Défilent alors l’enfance, le quartier de la Hoehl à Esch-sur-Alzette mais aussi les autres petites Italies grand-ducales, les personnages, les conflits, les anecdotes, les préjugés et les stéréotypes qui reviennent dans toute expérience de migration. L’auteur nous en parle avec un regard constamment pointé sur ce « là-bas » où tout a commencé et où, même s’il n’y est pas né, il a toujours – comme tant d’autres copains avec qui il a grandi – rêvé de « retourner ». Ayant appris la langue italienne en autodidacte (il n’y avait que le dialecte romagnol à la maison), né et scolarisé au Luxembourg, où il réside, il ne semble pas avoir hésité un instant par rapport au choix de la langue d’écriture. Comme si le devoir de mémoire qui l’a poussé à revisiter le passé des générations qui l’ont précédé, pour rendre hommage à leur endurance et à leurs sacrifices, ne pouvait s’accomplir sans s’adresser en premier aux nouveaux arrivants de la Péninsule des années récentes qui, plongés dans un univers totalement différent, ignorent tout de cette histoire qui aurait néanmoins beaucoup à leur apprendre. Sans oublier les interlocuteurs potentiels de ce « là-bas », qui a parfois l’air de ne pas se souvenir de ses 25 millions d’expatriés, auquel l’auteur ne cesse tout de même de songer, n’excluant pas de pouvoir le rejoindre définitivement un jour.
Références bibliographiques:
Ceccarelli R., Tanti Italiani fa… in Lussemburgo. Viaggio nella memoria (e un po’ di storia) della nostra emigrazione, Éditions PassaParola, Luxembourg 2019.
Gallo B., Centenario/Centenaire. Gli Italiani in Lussemburgo/Les Italiens au Luxembourg (1892-1992), Impr. Saint Paul, Luxembourg 1992 [réédité par Convivium, Luxembourg 2016].
Peruzzi L., Le mie Memorie e Diario di Berlino 1944-1945 (éd. Caldognetto M.L.), Metauro Edizioni, Pesaro 2008 [une traduction française sous le titre Mes Mémoires a été publiée par Scuto D. et Igel V. aux Éditions Le Phare, Esch-sur-Azette 2002].
Portante J., Mrs Haroy ou la mémoire de la baleine, PHI, Echternach 1993.
Umberto Cappelari, photographe à Dudelange. 1882-1969 (éd. Reuter A., Caldognetto M.L.), Centre de Documentation sur les Migrations Humaines, Dudelange 2009.
Maria Luisa Caldognetto
Formation :
Docteur ès Lettres (thèse en Histoire, Université « La Sapienza », Rome), en 1970, a poursuivi ses études et recherches dans différentes universités, en Italie (Bologna, Cosenza, Trento) et dans d’autres pays européens (Louvain-KUL, Paris-EHESS), suivies d’une activité d’enseignant-chercheur jusqu’à son départ pour le Luxembourg en 1992.
Activite professionnelle depuis son arrivee au luxembourg (où elle réside) :
1992-2000 : Professeur attaché auprès du Consulat d’Italie au Luxembourg, Service de l’Enseignement de la Langue et Culture italienne. Initiatives pour l’organisation et le suivi des cours d’italien à l’école primaire et secondaire en coopération avec le MENEF. Formation des enseignants.
2000-2016 : Chargée de cours et séminaires de Littérature et Culture italiennes à l’Université de Trèves (Romanistik). Activités de promotion et d’échanges à niveau international (programmes Erasmus, projets UE, conférences, colloques, expositions, publications …).
2004-2009 : Projet de recherche à l’Université du Luxembourg, Faculté de Lettres et Sciences Humaines (« Présence, histoire, mémoire des Italiens au Luxembourg et dans la Grande Région »).
Participation à la vie associative, culturelle, interculturelle :
Présidente de l’association italo-luxembourgeoise Convivium asbl - www.convivium.lu (fondée à Luxembourg en 1994). Vice-présidente du Centre de Documentation sur les Migrations Humaines - www.cdmh.lu (fondé à Dudelange en 1994).
Collaboration à des projets interculturels, notamment avec l’ASTI et le CLAE, à l’organisation d’importantes manifestations culturelles (Journées Littéraires de Mondorf, Salon du Livre…).
Promotion de la culture luxembourgeoise en Italie (présentation d’auteurs, traduction et édition d’ouvrages littéraires, conférences, colloques scientifiques, expositions…), avec le soutien de l’Ambassade du Luxembourg à Rome et en partenariat avec d’importantes institutions italiennes.
Publications :
Parmi ses nombreuses publications :
- une quarantaine d’essais en plusieurs langues concernant l’histoire, la langue et la culture des Italiens du Luxembourg et leurs relations avec le Pays d’accueil.
- une vingtaine de traductions et éditions d’auteurs luxembourgeois en Italie et d’auteurs italiens au Luxembourg.
- la coédition, avec J. Boggiani, du premier Dictionnaire italien-luxembourgeois, en 1996 (édition augmentée en 2003).
- plusieurs articles dans la presse luxembourgeoise et italienne.
Decorations (pour mérites culturels) :
- Cavaliere dell’Ordine della Stella d’Italia (juin 2013).
- Chevalier de l’Ordre de Mérite du Grand-Duché de Luxembourg (juin 2019).