Guérir ensemble - à propos du projet photographique "mateneen"
Inclusion
I am not a refugee… La vie est un rêve… Les apparences, plus que jamais, sont trompeuses. À lire les descriptifs des projets déroulés sous la bannière « mateneen », on a le sentiment – perturbant – que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Il est question, à chaque fois, de solidarité, de responsabilité, de tolérance, de transparence, de dialogue, de cohésion, d’adaptation. L’intégration est forcément citoyenne et la compréhension toujours mutuelle, l’échange nécessairement interculturel, la rencontre invariablement participative et l’empathie à jamais réciproque.
Dans cette ode à la joie-de-vivre-ensemble, écoute bienveillante rime avec atmosphère accueillante et sensibiliser va de pair avec accompagner, accepter les différences, jeter des ponts, souligner la richesse des diversités, favoriser la communication, faciliter l’accès au travail, renforcer le bien-être psychosocial, bref, créer un monde meilleur (ces formules optimistes et poétiques à souhait contrastent, par moments, avec la sécheresse prosaïque des formules consacrées, les « DPI/BPI » désignant des demandeurs/bénéficiaires de protection internationale et les « dublinés » – des personnes touchées par le règlement de Dublin III sur l’accueil des demandeurs d’asile…).
Qu’ils soient rattachés à l’emploi ou à la culture, à l’éducation ou au soutien psychologique, les noms des projets soutenus par « mateneen » déclinent dans toutes les langues le bonheur d’être ensemble : Tandems citoyens, Welcome to Paradise, Zesumme liewen, Move Together, Nice to meet you, Matenee Brécke bauen, Equi-Table, Terre solidaire, Ma’an ! Ensemble ! Zesummen, Wings for Women – pour peu, on se croirait dans le Pays de Cocagne, ou dans celui des Merveilles…
D’ailleurs, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles en disent long à ce sujet. L’héroïne de Lewis Carroll est, au fond, une réfugiée avant la lettre : après sa chute interminable, cette jeune fille audacieuse rejoint – au fin fond du terrier du Lapin Blanc – une terre dite « d’accueil » qui n’est pas prête à lui faire la fête, un vrai faux Pays des Merveilles dont elle ignore les codes et les coutumes. Malgré tous les efforts qu’elle déploie, Alice n’a jamais la bonne taille, elle n’est jamais à la bonne place et ne pose jamais la bonne question… Pour preuve, lorsqu’ils tombent dans la mare, le Dodo et ses compagnons estiment que la meilleure façon de sécher leur fourrure et leurs plumes respectives, serait de faire une course à la Comitarde : « Qu’est-ce donc qu’une course à la Comitarde ? » demande Alice, perplexe. « Ma foi », répond le Dodo, « la meilleure façon d’expliquer en quoi consiste cette course, c’est de la faire »[1].
The best way to explain it is to do it. De même, la meilleure façon d’expliquer ce qu’est l’humanitaire, c’est de le pratiquer, tous ensemble, « mateneen », sans peur de trop mouiller ses plumes ou ses souliers. Si le Luxembourg n’est ni le Pays des Merveilles, ni le Pays de Cocagne et encore moins le Paradis sur Terre évoqué dans les descriptifs des projets, il suffit de dresser la liste des initiatives concrètes proposées par les uns et par les autres – associations, services d’entraide, artistes, bénévoles – pour se rendre compte de l’intérêt du faire, par rapport au dire : cours de photographie, séances de cinéma, pièces de théâtre, musicothérapie, ateliers de cuisine, improvisation artistique, cours de capoeira et de danse Hip Hop, jardins communautaires, fêtes du village/voisinage, prêt de livres, mise à disposition de vélos, remise en état d’ordinateurs, élaboration d’un dictionnaire farsi-luxembourgeois, initiation à l’alphabet latin, rédaction d’une lettre de motivation, stages en entreprise, rédaction d’un journal/récit de vie, etc.
Cette énergie, doublée d’inventivité et d’humour, est salutaire car elle coupe court aux envies de parler pour parler, d’emballer la menace ou le malaise avec du papier cadeau... Le risque couru par tout projet solidaire est celui qu’analyse Jean Baudrillard dans son essai cinglant sur les phénomènes extrêmes : « L’altérité, comme tout le reste, est tombée sous la loi du marché, de l’offre et de la demande. Elle est devenue une denrée rare. D’où sa cote extraordinaire à la Bourse des valeurs psychologiques ». Avec le sens de la formule qu’on lui connaît, l’auteur de La Transparence du Mal s’en prend à la hantise humanitaire et caritative qui va des réserves indiennes aux « 30 Millions d’Amis » en brandissant fièrement l’étendard de l’intégration : « L’autre n’est plus fait pour être exterminé, haï, rejeté, séduit, il est fait pour être compris, libéré, choyé, reconnu »[2]. Selon Baudrillard, l’œcuménisme humanitaire ne viserait qu’à décliner, à peu de frais, une « compréhension » altruiste qui n’aurait d’égal que le mépris qu’elle dissimule. « Nous respectons votre différence », sous entendu : « Vous qui êtes sous-développés, c’est tout ce qui vous reste, n’allez surtout pas vous en défaire (les signes du folklore et de la misère sont de bons opérateurs de la différence) »[3].
Pourquoi prendre l’autre en otage ? Pourquoi l’apprivoiser, le déguiser, l’épingler, l’intégrer, le naturaliser ? La meilleure explication du phénomène est sans doute fournie par Jacques Derrida, dans un dialogue avec Anne Dufourmantelle, à partir de deux dérivations latines : l’étranger (hostis) est accueilli comme hôte et comme ennemi à la fois. « Hospitalité, hostilité, hostipitalité »[4].
Or, la force indiscutable de « mateneen », c’est justement de laisser transparaître en filigrane, au-delà des belles formules prévenantes et enveloppantes, au-delà des arrangements pointés par Baudrillard et Derrida, une réalité nullement négociable, faite de peur, de fragilité, d’endurance, de deuil, de nostalgie, de stress post-traumatique, du courage d’affronter les préjugés, de la difficulté de parler, d’écrire ou de compter dans la langue de l’autre… C’est pourquoi le vrai défi consiste à guérir, ou, pour le dire avec les mots de Maylis de Kerangal, à réparer les vivants[5].
Le plus troublant, c’est de constater que le besoin d’altérité est réciproque, puisqu’on se sent tous menacés – accueillants et accueillis – par cette indifférence doublée d’inconsistance qui est devenue la marque de fabrique de notre époque post-postmoderne. Alter & Ego, l’un des 90 projets « mateneen », rappelle, par la symétrie de son intitulé, que le désir de partager et de tisser des liens vient aussi de la peur insidieuse de se dissoudre dans le magma du Même. De gré ou de force, Alter & Ego – les « autres » et « nous », passeurs et passants –, on se retrouve embarqués sur le même radeau.
Avec « mateneen », la proximité est recherchée et la complicité va de soi. Car un bénévole, c’est quelqu’un qui vous veut du bien, qui vous invite à partager son repas, son logement, son quartier, à côtoyer ses enfants, à cultiver son jardin. Quelqu’un qui, au besoin, est prêt à sombrer avec vous. Eugène Ionesco, migrant lui-même – Roumain de naissance, Parisien d’adoption – le suggérait à travers une pièce de théâtre moins absurde qu’on ne le pense : « Un médecin consciencieux doit mourir avec le malade s’ils ne peuvent pas guérir ensemble. Le commandant d’un bateau périt avec le bateau, dans les vagues. Il ne lui survit pas »[6].
Quoi qu’il en soit, la caractéristique fédératrice de cette aventure commune, c’est le flux, le mouvement, l’élan de ce qui s’est mis en route et qui n’est pas prêt de s’arrêter. Flux migratoires et maritimes, flux corporels et émotionnels, se trouvent pris dans le même raz-de-marée qui nous emporte tous, jour après jour, saison après saison, année après année. Chacun avec ses moyens, photographes, cinéastes, sociologues, apprenants et enseignants, société civile et réfugiés, auscultent ce qui – à travers les mots et les images, les êtres et leurs rêves insensés – migre, s’en va, passe, repasse et recommence ailleurs… Dans un poème/essai à quatre mains intitulé Passer, quoi qu’il en coûte[7], le philosophe Georges Didi-Huberman commente le texte de Niki Giannari qui, à son tour, est lu par la voix off d’un film coréalisé avec Maria Kourkouta sur les réfugiés d’Idomeni, en Grèce, près de la frontière avec la Macédoine du Nord[8] : il y est question de « ces êtres d’ailleurs […] dont nos yeux ne peuvent faire rien d’autre – depuis les pas très lointaines frontières de l’Europe jusqu’aux coins de nos rues – que constater le perpétuel passage, le retour obstiné ».
Ce qui compte vraiment, pour bien « guérir ensemble », c’est de savoir qu’à tout moment, tout peut basculer : un beau jour, qui sait, l’angle de vue changera, le point de mire se déplacera, le rapport de forces s’inversera. Celui qui regarde sera à son tour regardé, celui qui juge pourra être jugé. C’est la belle leçon de Birds, le projet de Patrick Galbats qui conviait des réfugiés à s’emparer de l’appareil photographique pour surprendre, en toute liberté, des scènes de la vie quotidienne luxembourgeoise…
Œuvre collective, faite de paroles et de regards croisés, « mateneen » est née de ce même constat, de ce besoin réciproque de s’inscrire dans le fluctuant, le mouvant, le vivant, dans le permutable et l’interchangeable. De partager – oui, là il ne s’agit point d’une formule creuse – un monde fait de doutes, d’angoisses, de rêves avortés, de solitude au milieu de la foule, mais aussi d’audace, d’originalité, d’espoir, du besoin de mettre un pied devant l’autre et de recommencer, encore et encore, avec l’entêtement si bien résumé par un autre migrant, devenu maître de l’absurde à Paris, l’Irlandais Samuel Beckett : « Nulle sortie. Nul retour. Rien que là. Rester là. Là encore. […] N’importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux »[9].
[1] Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles – De l’autre côté du miroir, traduit de l’anglais par Henri Parisot, présentation de Tiphaine Samoyault, Paris, Flammarion, « GF (n°1567) – Littérature et civilisation », 2016, p. 48.
[2] Jean Baudrillard, La Transparence du Mal. Essai sur les phénomènes extrêmes, Paris, Galilée, 1990, pp. 129-130.
[3] Ibid., pp. 137-138.
[4] Jacques Derrida, Anne Dufourmantelle. De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, 1997, p. 45.
[5] Maylis de Kerangal, Réparer les vivants, Paris, Gallimard, « Verticales », 2014.
[6] Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, dans Théâtre complet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 11.
[7] Georges Didi-Huberman, Niki Giannari, Passer, quoi qu’il en coûte, Paris, Les Éditions de Minuit, 2017, p. 31.
[8] Maria Kourkouta, Niki Giannari, Des Spectres hantent l’Europe, 99 minutes, France/Grèce, 2016.
[9] Samuel Beckett, Cap au pire, traduit de l’anglais par Edith Fournier, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, pp. 7-8.